– Où
arrivons-nous ?
– Serais-tu parti sans te
retourner ? Tu ne la reconnais pas ?
– C’est horrible….
– Oui, et dire qu’il va
falloir entrer dans ce brouillard immonde, regarde : il est
presque noir !
– Mais on va
s’empoisonner…Filons d’ici…
– C’est moi qui décide, et
puis avec moi, tu ne risques rien. J’ai dit : on observe !
C’est tout. Je suis certaine qu’après, tu seras un peu plus
pressé, un peu plus dégourdi.
– Que ce brouillard sent
mauvais !
– Sentir ce n’est rien !
Respirer, c’est autre chose. Regarde, nous arrivons.
À la vitesse de l’éclair, ils se trouvèrent dans un charmant petit village aux toits de tuiles romaines, qui descendaient en pentes douces. Il était encore accroché à une falaise. « Encore » parce qu’en fait, la falaise se fendait longitudinalement. Un jour ou l’autre, très vite sûrement, il disparaîtrait dans un grondement effroyable.
– Mais les gens sont encore là !
Je me serais enfui…
– Ils ne savent plus où aller.
Et puis, ils sont tous malades, ces brouillards chimiques les ont
empoisonnés. Regardons en bas, dans la vallée.
Dans la vallée, les eaux du torrent avaient noyé une bourgade. Le spectacle n’était que désolation. Il n’y avait plus une maison debout, ça et là émergeaient des bouts de poutres, des morceaux de toits qui vacillaient dans le courant glauque.
Le
jeune Prince eut une impression très pénible de déjà vu. Il
sentit son estomac se serrer et l’angoisse l’envahir. Mais non,
c’était impossible, il se trompait, c’était la première fois
qu’il voyait un spectacle aussi horrible….
– Pourquoi toutes ces
inondations, toute cette eau ? demanda l’enfant.
– Rappelle-toi, il y a eu les
émanations de gaz de l’époque industrielle et des voitures. La
température s’est mise à monter insidieusement. Le permafrost a
fondu dans les régions polaires, le méthane qu’il contenait est
passé dans l’atmosphère accélérant encore le réchauffement.
Les glaces ont fondu partout sur la planète libérant l’eau. Tu
assistes à cette conséquence que personne ne peut maîtriser.
Des quantités de corps humains et animaux, telles des baudruches flottaient sur l’eau tumultueuse et boueuse qui charriait aussi des lambeaux de bâtiments dans un bruit infernal.
– Où sont les survivants ?
– La plupart sont déjà à
moitié morts. Tu en a vu qui dérivent sur l’eau, mais il y en a
sous l’eau, sous les coulées de boue, sous les immeubles
effondrés…un peu partout !
– Mais alors que font les
secours ?
– Les secours ? Mais les
secours sont occupés à sauver leur peau ! Beaucoup sont avec
les survivants en exode sur les routes : ils vont vers les
villes…ils pensent que là, ils seront protégés. Un vrai
paradoxe, n’est-ce pas ?
– Ne sois pas cynique !
C’est horrible…
Elle
rit, puis poursuivit :
– Ils s’imaginent
que leurs systèmes politiques ont encore toutes les réponses !
C’est une armada de naïfs. Tiens, les voilà…
Ils passèrent au-dessus d’une armée de misérables entassés sur des carcasses de voitures tirées par les hommes encore valides. Certains avaient la tête enveloppée de chiffons, d’autres toussaient sous des masques trop légers. Les plus avisés, portant des masques à gaz, avançaient en rollers en essayant d’éviter les trous de la route.
– Mais, c’est le monde à
l’envers, que se passe-t-il ?
– La pénurie de pétrole !
Disons plus exactement le prix exorbitant de cette énergie qui les a
poussés à attaquer et vandaliser les peuples qui en possédaient,
car il y en a encore. Ils ont même cherché à détruire toutes les
installations.
– Mais
ces peuples ne se sont pas défendus ?
– Oh que si ! Du coup en
Europe il y a eu une prise de pouvoir par le pays qui en possédait
le plus. C’était évident. Mais tu verras cela plus tard. En
attendant, ici, c’est l’anarchie et le drame qui règnent en
maîtres.
– Ne
me dis pas que c’est en rapport avec les catastrophes naturelles ?
– Tout marche
ensemble, pourtant. Par exemple le pétrole étant de plus en plus
limité et très cher, chaque pays a tenté d’en trouver sur son
sol ou dans ses eaux territoriales. Il n’y en a pas partout.
Certains ont cherché à extraire le pétrole mélangé aux couches
sableuses. Ils ont affaibli les sous-couches du sol par ces
extractions massives. À ces endroits, la terre s’effondre sur
elle-même comme une pomme qui pourrit. Rends-toi compte qu’ils ont
même réussi à déshydrater la planète ! Tu n’as pas
remarqué cela parce que la pollution atmosphérique qui entoure
cette planète ressemble plutôt à de la purée de pois.
– Mais ils avaient mis au point
d’autres sources d’énergies ! Qu’est-il arrivé ?
– Les différences de
températures et la monoculture ont eu raison de l’agriculture,
donc les entreprises de traitement de la Biomasse sont en panne. La
monstrueuse pollution qui entoure la planète gêne considérablement
l’énergie solaire. La mer démontée, les typhons, tsunamis et
autres broutilles ont arraisonné les usines marémotrices. La
géothermie n’est plus maîtrisable et les centrales nucléaires se
fendent sous la pression de la terre. Car la terre est en
ébullition : les plaques tectoniques glissent trop vite. Les
volcans se déchaînent…
– C’est l’apocalypse !
– Effectivement nous n’en
sommes pas loin !
Le Prince s’abîma dans ses réflexions, puis demanda timidement :
– Euh…reste-t-il des vélos ?
Des chars à bras ?
– Ils se sont battus pour avoir
les vélos ou les rares voitures fonctionnant aux énergies
alternatives. Lors de ces risques sauvages, ils les ont rendus
inutilisables. Les rollers, c’est plus facile à protéger. Leur
seule protection aujourd’hui, c’est eux-mêmes, mais ils n’ont
pas compris, ils courent vers les villes. De toutes les façons, plus
aucun bien n’est accessible, il y a eu pillages, destructions
massives…et ce qu’ils ont pillé ne leur sert plus à rien. À la
limite, ça les encombre.
– Mais pourquoi en sont-ils
arrivés-là ? Ils avaient de l’argent, du confort ! Ils
avaient au moins ça, nous sommes en pays riche !
– Le confort ? L’argent ?
Balivernes ! Tu crois que l’argent se mange, soigne peut-être
? Mais quand la terre se fâche de tous côtés, cela ne sert plus à
rien, même l’or ou le diamant ne servent plus à rien. Il faut
sauver sa peau. Rends-toi compte, leurs cultures ont été détruites
avec des plantations trafiquées qui les ont privés de leur système
immunitaire, de leur fécondité et de leur nourriture. Ils sont tous
malades, enfin, presque tous…et les enfants sont rares…Viens
changeons de coin.
Ils filèrent vers l’est puis bifurquèrent vers le sud. Plus ils avançaient, moins ils voyaient la terre.
– Mais on ne voit
plus rien que ce nuage plombé ? Que se passe-t-il ?
– C’est
justement ce que je voulais que tu voies.
– Non ! N’y
allons pas, c’est sûrement très dangereux !
– Dangereux, ça l’est ! Mais
ce n’est pas une raison, je vais te protéger.
L’étoile
se rapprocha de lui à le toucher, il fut instantanément inclus dans
une coque ovoïde transparente.
– Et
toi ? Tu ne te protèges pas ?
– Je
ne risque rien…
Ils
plongèrent d’un seul coup dans l’opacité noirâtre.
– Où
allons-nous ? On ne voit absolument rien ?
Ils
évitèrent de justesse un bâtiment fuselé immense.
– Mais
peut-il y avoir un bâtiment tout seul ?
Ils
tournèrent autour. Ce gratte-ciel était bizarre. Il semblait
inhabité. Mais en s’approchant ils aperçurent des hommes qui
grimpaient encordés, autour de cette bâtisse curieusement
grillagée. Ils s’accrochaient à des sortes de lierres.
Visiblement cela avait été conçu comme un immeuble jardin. Ils
contournaient des panneaux solaires plus petits que ceux qui étaient
produits en Europe quand le Prince était parti. Pourquoi ne pas
monter par les ascenseurs ? D’un seul coup, ils virent un
individu s’élancer d’un étage avec une sorte de
parapluie-parachute. Puis ils furent très surpris de le voir se
déployer. Un parapente apparut. Il s’y accrocha et s’éloigna.
L’étoile qui savait tout, s’inquiéta.
– Cette tour était la plus
haute de Chine en son temps, elle symbolisait leur toute puissance
sur le monde. Elle est dotée de seize ascenseurs orientés aux
points cardinaux fonctionnant à l’électricité multiple. Tous les
systèmes d’eau marchaient aussi à cette énergie. Puis l’eau
usée était recyclée et finissait dans les plantes. Mais ils
n’avaient pas envisagé à la fois la crise de l’énergie et la
pollution si intense qu’elle empêche le soleil de remplir ses bons
offices !
– Alors ? Ils ont dû
descendre à pied de leurs appartements ?
– Descendre est une chose, remonter
en est une autre…Il y a près de quatre cents étages sans compter
les multiples sous-sols. Les politiciens et les ingénieurs ont
cherché des solutions, mais comme il n’y avait là que des sièges
de sociétés, ils ont donc été abandonnés.
– Mais
il y a de la vie quand même…
– Ce sont tous des
proscrits, les rebelles, les pourchassés par les gouvernements, qui
se sont installés là, du moins ceux qui n’ont pas pu prendre la
fuite.
– Donc
c’est système D ! On grimpe comme sur une falaise et on
redescend en volant !
– C’est
un abri. Mais j’espère qu’ils vont partir sans tarder, elle va
être démontée.
– Démontée ?
On ne la plastique pas ?
– Les matières
premières, voyons ! Il ne faut plus rien jeter, tout est devenu
précieux. De toutes les façons lorsqu’ils arriveront à un tiers
de la hauteur, les démonteurs auront la surprise de voir qu’il ne
reste que la structure, ils vivent sur les matières premières. Ils
ont déjà bien épuisé les ressources qu’offrait le bâtiment.
Regarde, maintenant on perçoit un peu mieux la ville.
D’autres gratte-ciels émergeaient vaguement. Tous noirs. La suie avait changé leur aspect futuriste de verre et métal.
– Comment peuvent-ils vivre
là-dedans ? Cette pollution doit déclencher des maladies
graves…
– Beaucoup sont morts,
d’ailleurs cela continue, regarde ces cheminées autour de la
ville : on y incinère les morts de la région, il y en a près
d’un millier par jour.
– Mais,
ils n’ont pas changé de vie ? S’ils sont aussi ingénieux…
– Pas dit. Ce
n’est pas ingénieux, le
bon qualificatif, tu voulais dire industrieux,
c’est bien différent. Il y a eu une lutte sévère entre les
générations, celle des jeunes décidés à profiter à l’occidental
et celles des sages, les vieux qui détenaient la culture millénaire
qui aurait pu les sauver. Encore l’argent ! Parce qu’ils ont
bien créé des villes écologiques : comme quoi leurs
connaissances et leur savoir faire ne sont pas en cause…
– Mais
alors, ça n’a pas marché ?
– L’environnement
était déjà si pollué que cela ne pouvait compenser…il était
trop tard !
– C’est fichu ?
Alors ce sont les restes d’une civilisation…
– Pas tout à fait. Si, à une
époque, ils ne devaient pas faire plus d’un enfant, maintenant ils
doivent procréer, car la mort est trop rapide. Il faut des bras, ils
sont constamment en guerre depuis des années car il leur faut toutes
les matières premières de la planète.
– Ça me rappelle les États-Unis
et leur course au pétrole : ils mettaient le Moyen-Orient à
feu et à sang. Ils n’en ont guère profité !
– Oui, ils ont pris la mentalité des
USA. Toutes les civilisations peuvent être appelées à culminer,
soit par leur puissance, soit par leur sagesse ou autre chose…puis
à chuter, victimes de leurs défauts.
Descendant le long d’un gratte-ciel, ils arrivèrent à une rue presque déserte. Quelques passants bien protégés dans des sortes de bulles mobiles circulaient paisiblement.
– Tu disais qu’ils étaient
nombreux ? Tu t’es trompée !
– Viens voir si je me suis
trompée !
Elle l’entraîna par la porte de l’immeuble prolongée par un sas bien étanche. Les gardes virent les portes claquer l’une après l’autre, mais sur leur écran personne n’était passé. Ils se précipitèrent pour comprendre le phénomène. L’étoile et le Prince étaient déjà dans des escaliers roulants impressionnants qui s’enfonçaient dans les entrailles de la terre.
– Un métro ? questionna
l’enfant.
– Non, la ville est devenue
gigantesque, le Beijing d’autrefois n’était rien à côté. La
vie en Chine est devenue souterraine. Ce sont de vraies fourmis
cavernicoles : toutes les filles qui cherchaient à avoir le
teint blanc à l’européenne, elles y sont presque arrivées !
Effectivement
débouchant sur une large avenue souterraine fourmillant de monde,
ils s’arrêtèrent : le spectacle était incroyable. Il y
avait là une vraie ville éclairée toute la journée et alimentée
à l’air conditionné purifié. Pourtant, beaucoup portaient encore
des masques.
– Les systèmes immunitaires
sont extrêmement fragiles…
– Je
serais eux, je me serais sauvé !
– Pour
aller où ? La planète est trop petite. Partout les frontières
se sont fermées sauf dans les endroits inhabitables.
– La solution
n’était-elle pas dans ces endroits inhospitaliers, avec toutes les technologies employées
là ?
– Ces endroits sont devenus les
poumons de la planète, ils sont protégés. Il n’y a plus de
solution.
– Ça alors !
– Quoi ?
– Regarde :
un bébé ! Il est comme moi : en bulle !
– Tu vois bien que
c’était nécessaire même dans cet univers sous terrain. Mais je
te rassure, tu ne risquais rien en fait, tu ne peux tomber malade au
cours de ton grand voyage : tu es protégé. C’était juste
pour les odeurs. Au dehors, elles sont pestilentielles.
– Donc la Chine qui devait être
le premier pays au monde, c’est loupé !
– Non. C’est bien la première
puissance économique, mais pour redevenir un pays vivable en
liberté, c’est sévèrement compromis. Les européens les ont
habitués à produire sans précautions. Tout se paye. Et c’est
sans compter les catastrophes naturelles : les typhons ne les
épargnent pas !
– Allons-nous en, je n’aime
pas cet endroit…
– Pas si vite, il faut que tu
voies comment ils ont préservé leur culture. Viens par là…
Ils
s’engouffrèrent dans un grand ascenseur avec d’autres gens qui
subitement sentirent un vent coulis dans cet univers figé. Ils
regardèrent autour d’eux mais ne virent rien. La porte s’ouvrit,
ils débouchèrent à l’air libre. Enfin, c’est beaucoup dire…Ils
étaient sous une immense bulle qui protégeait le Palais Impérial.
– C’est
stupéfiant ! La pyramide du Louvre est donc une antiquité !
– Exact !
C’est drôle, non ?
– Si l’on
veut… Quelle technologie ! D’une seule pièce !
C’est incroyable !
– On
redescend ? Tu n’as pas vu ce qu’ils mangent.
– Il
y a des cultures ?
– Oui, mais là
aussi en souterrain avec des systèmes lumineux cadencés. Mais en
fait, ils s’en sortent assez bien…
Ils
arrivèrent à un marché. Les étals regorgeaient de boîtes
transparentes fermées dans lesquelles grouillaient des insectes ou
des larves vivantes.
Il y avait aussi des élevages de petits
mammifères avec des zones de découpes à la demande.
– Mais, je croyais
que c’était fini ? On leur avait pourtant interdit !
– C’est
une question de survie, ils doivent varier les sources de protéines.
– Heureusement
pour eux, ils mangeaient déjà des insectes...
– Pour
être en bonne santé ils doivent manger ultra frais, si ce n’est
vivant…
– Et
les fruits ? Les légumes ?
– C’est très cher,
car ça vient des serres. Les algues sont élevées dans des bassins
d’eau de mer reconstituée. Donc c’est rationné. Il y a la
quantité minimum par personne pour ne pas tomber malade. Ils
complètent avec des compléments alimentaires chimiques. Ils ont
recopié les molécules de la médecine naturelle chinoise. Par
obligation : les animaux et plantes qu’ils utilisaient ont
disparus ou sont inutilisables.
– On
leur a fait beaucoup de mal avec notre mode de vie frelaté !
– Ils ne s’en
rendent même plus compte, ils sont drogués à la Télé et à
l’argent. Leur sagesse millénaire disparaît peu à peu, et les
intellectuels du pays sont trop peu nombreux. Eux, ils fuient.
– Ils
s’en sortiront ?
– Leur idée c’est
de tenir le monde sous leur coupe par les finances et la
monopolisation des richesses. Ensuite ils pourront faire la guerre à
des pays sans force et regagner des territoires. En fait, ils
sont presque prêts. Tu veux aller voir la ville de la guerre ?
Là, les armées vivent et s’entraînent…
– Ah ! Non merci, cela ne
m’intéresse pas du tout. Je suis déjà totalement dégoûté de
ce que j’ai vu. Partons.
– Ok, on y va.
Ils
ressortirent par un chemin identique. Puis s’élevèrent comme des
fusées pour rejoindre l’air pur.
L’étoile
prit la direction ouest. Puis elle bifurqua. Le nuage sombre
s’effilocha, la terre réapparut. La bulle dans laquelle était
protégé l’enfant disparut. Ils franchirent des montagnes
magnifiques mais sans neige, et se retrouvèrent au-dessus de l’Inde.
– Voilà qui fait plaisir, on
voit le pays !
– Ils ont agi différemment.
– Je
parie qu’ils n’ont pas abandonné leur spiritualité !
– C’est
exactement ça, elle les protège. Ils ont fait de gros efforts. Ils
sont devenus propres. Pourtant ce n’était pas gagné !
C’était vraiment un pays-poubelle ! Mais ils ont utilisé
toutes les nouvelles technologies alternatives pour purifier la terre
et surtout l’eau.
– On descend ?
– Je
veux juste te montrer quelque chose de très particulier.
Ils
arrivèrent dans les environs de Pondichéry.
– Regarde la structure de cette
ville, elle a quelque chose du soleil, c’est Auroville ! C’est
le pays où le soleil vit dans les esprits. Après un passage
difficile, c’est reparti. Approchons.
L’étoile
fila vers un bâtiment, ils entrèrent et passèrent un couloir pour
aboutir dans une grande salle. Là, des personnes jeunes étaient
rassemblées autour de gens plus âgés, dont certains, très âgés.
Ils devisaient.
– Que
font-ils ? Où sommes-nous ?
– Dans une
faculté. C’est la seule faculté au monde où il y a un master de Globalité.
– De Globalité ?
– En fait on aurait pu dire
Globalité-Transversalité. Les indiens ont repris les programmes
scolaires Finlandais avec leurs perceptions particulières de
l’enseignement : comprendre par la structure des choses et des
événements. Lors du déroulé du cours l’élève synthétise sous
forme de graphe le contenu, le professeur sait que c’est intégré
et de quelle façon. C’est vraiment intéressant.
– Donc
ici, il y a des Finlandais ?
– Oui,
les facultés font des échanges. Mais ne rêve pas, les cerveaux
humains sont bloqués par les portes.
– Quelles
portes ?
– La naissance et
la mort. Ils en font toute une histoire, mais ce ne sont que des
portes. Quand ils auront accepté ce fait, tout sera déjà plus
facile pour eux. Et ça, ça pourrait changer la face du monde…
– Alors qu’est-ce qu’ils
apprennent ?
– Ce
que tu apprends. Mais toi, on t’oblige à le vivre…
– Comment
font-ils ?
– Ici, sous tes
yeux, il y a les cerveaux de la planète qui ont été invités pour
un forum mondial. Cette réunion est extraordinaire et très privée.
– Là, ces gens âgés…ce sont
des jumeaux ?
– Les frères Bogdanov. Oui, ils
sont jumeaux. Mais il y a d’autres chercheurs…Écoute. Je te
branche…
– Ils
parlent de Branes ? Mais c’est quoi ?
– Leur façon de
conceptualiser l’univers : il serait constitué de feuilles
parallèles, les Branes, et parfois elles se collisionnent,
permettant des échanges d’espace-temps.
– Comme un mille-feuille ?
L’étoile
sourit à cette évocation gourmande. Mais l’enfant poursuivait.
– Et toi ? Tu
en penses quoi ?
– Tu
sais ils sont passés par des tas d’hypothèses. Heureusement, ici,
ils restent humbles !
– Oui, mais la
vérité ? C’est quoi ? demanda l’enfant.
– Mais qu’est-ce que la vérité
face à la puissance de l’énergie suprême ?
– Non mais, arrête ! Tu m’énerves !
– Bon, les Branes comme ils les appellent, sont constituées
de milliards de champs différents.
Dans chaque champ, il y a des trillions de milliards de vies qui
gravitent. Tu
comprends ?
– C’est
compliqué…Mais par moments, est-ce que certains individus
pourraient transversalement atteindre des connaissances qu’ils ne
devraient pas avoir ?
– Voilà, c’est la perception
extra-sensorielle, l’intuition, la télépathie, etc. Cela dépend
des potentialités de chacun. Et là, vois-tu, il n’y a ni riche ni
pauvre seulement l’ouverture.
– J’ai compris. On continue ?
Ce pays est passionnant.
– Non, tu auras l’occasion d’y
aller quand tu seras plus grand…On a mieux à faire, on va changer
d’époque.
Le
voyage, contraint, forcé, continua vers le nord-ouest.
– Voilà
ton pays…l’Europe !
Les
faubourgs d’une ville offraient un spectacle hallucinant. Les
dépotoirs des mégalopoles de l’an 2000 où se nourrissaient des
enfants abandonnés, sales et en haillons, c’était du luxe à
côté ! Une horrible puanteur se dégageait de ces amas de
tôles et de béton. Il y avait des tas de corps pustuleux partout.
Le cimetière s’était lui-même ouvert comme sous l’effet d’un
séisme. C’était effrayant. Ils ne pouvaient même plus enterrer
leurs morts, ni là, ni ailleurs. Des sortes de bûchers de corps
brûlaient par-ci, par-là, empestant l’air.
– Mais en quelle année
sommes-nous ?
– L’an 2030, si je compte en
années d’homme blanc.
Il
avait suffit de vingt ans. Il y avait donc si longtemps qu’il était
parti ?
– Mais il n’y a pas de temps,
lui dit l’étoile qui avait aussi absorbé ses pensées. Je te le
prouverai.
– Je n’en peux plus,
allons-nous en ! S’il
te plaît!
– Pas question. Il y a encore
d’autres choses à voir. Changeons de temps.
L’étoile semblait ravie de son effet. Elle semblait se délecter du pire. L’enfant se sentait de plus en plus mal. Personne ne l’avait jamais préparé à cela. Son précepteur ne lui avait jamais expliqué que pareille chose pouvait arriver. On lui apprenait son futur métier de roi, et surtout comment faire prospérer un pays et rendre son peuple heureux. Et cela depuis tout petit. Tout en était le prétexte. Au fond, il ne s’était jamais senti enfant. Il avait été rompu à la représentation, toujours impassible auprès de sa mère ou de son père, suivant poliment. Faisant des saluts sur les balcons. Tendant la main quand il le fallait. Marchant à la vitesse indiquée, sans déborder des tapis rouges. Disant merci à tout bout de champ. Les moments de tendresse, c’était le soir. Juste avant de dormir, quand sa mère apparaissait tel un nuage parfumé, en robe du soir. Elle lui lisait une histoire courte, trop courte. Le serrait dans ses bras, trop brièvement. Elle le couvrait de baisers tendres, très, très légers, puis remontait les draps, un dernier baiser sur une paupière, la lampe s’éteignait. Il était seul. Toujours seul au fond de lui-même. Bien sur, il y avait Irina, heureusement qu’elle était là, elle aussi à suivre ce rythme effréné. C’était, se disait-il, la vie de tous les enfants du monde… Heureusement il y avait Mishka. Il tendait alors invariablement la main vers la peluche et lui confiant son désarroi, il s’endormait serré contre son ours.
Ils survolaient un endroit étrangement immobile. Une sorte de dessin en étoile était encore décelable. Comme une étoile de ruines, ponctuée par des carcasses métalliques. De grandes voies vides comme des traces de comètes semblaient ne mener nulle part.
– Mais…où est-ce ?
demanda le Prince.
– Tu ne reconnais pas Roissy Charles
de Gaulle ? Tu vois l’avion de ton père ? Là….
Ils
s’approchèrent d’une carcasse rouillée à même le sol. Elle
était couverte de ronces et de peintures tribales. À peine visible.
« L’Étoile Royale » apparaissait sur les côtés du
nez de l’avion, sous la peinture qui s’écaillait et partait par
plaques.
– Mais qui a fait ça ? Qui
l’a recouvert de peinture ?
Il
longea la carcasse, et découvrit une étoile rouge sur laquelle se
découpait une faucille. Autour il y avait une kyrielle de petites
étoiles noires.
– C’était l’emblème de
l’Europe, lui répondit l’étoile.
– Mais non ! C’est un
drapeau bleu avec un rond d’étoiles !
– Mais
cela a changé lors de la révolution européenne en 2018.
– Je
ne me rappelle pas de l’année de mon voyage…
– Je
crois que ça vaut mieux !
– Pourquoi
dis-tu ça ?
L’enfant
s’énervait.
– Ne bouge pas
surtout, s’il y a des humains, ils pourraient sentir le vent.
– Quel vent ?
– Celui que nous faisons en nous
déplaçant. Ils ne comprendraient pas : aujourd’hui, nous
sommes le seul vent à cet endroit-là. Tous les vents se sont donnés
rendez-vous à un autre endroit de la planète.
– Ils ont déclenché une
tempête ?
– Bien
pire !
– Mais c’est immonde !
– Tu leur en parleras quand ce
sera le moment.
Ils furent interrompus. La porte de l’avion s’ouvrit. Un homme fatigué, habillé de vêtements non moins épuisés, sortit, puis il descendit par un escalier de fortune réalisé avec des planches disparates. Il tirait une carcasse de siège. Un adolescent qui portait des outils le suivait. Ils attachèrent la structure du siège sur un support roulant qui était dissimulé sous l’avion et se dirigèrent vers les pistes. Partout autour, la terre était comme dévitalisée. Arrivés au bout d’une des pistes, il y avait une sorte de cabane en matériaux de récupération à moitié enfoncée sous terre. Une de leur construction, sûrement. Une étrange machine grosse comme un petit auto-aspirateur Dyson de l’an 2010 la surplombait, au côté opposé à l’entrée, fixée sur une sorte de pilier visiblement emprunté à l’ancien aéroport. Rien ne se perd, tout se transforme. Le moteur tournait extrêmement vite mais silencieusement. Un câble protégé courait vers le sol où il s’enfonçait.
L’homme tirant son fardeau, pénétra dans la maisonnette par un escalier de fortune réalisé en portions de rails de trains...Il referma la porte. L’enfant alla à la jonction cabane/piste. Il souleva une bâche noire et disparut.
– Mais qu’est-ce qu’ils
font ? demanda le Prince.
– On va aller voir. Mais réduis
ta vitesse, il faut éviter de les déranger.
– Comment fait-on pour réduire
sa vitesse, tu es drôle quand même !
– Tu vois ! Tu ne sais même
pas te servir de toi-même ! Penses-y simplement, ça se fera
tout seul. Au début, penses-y avec force…ça ira plus vite.
– Ça ira plus vite pour aller
plus lentement ? C’est ça ? Vous, les étoiles, vous
êtes des rigolotes !
– Je te conseille de ne pas trop
rigoler, sinon je te laisse ici. Non mais !
Sous la bâche, il y avait un curieux chantier. L’adolescent, avec un outil, découpait les plaques d’asphalte. Il les enlevait, découvrant une terre arable bien noire, qu’il faisait couler par un gros tube plongeant sous la cabane. Dans ce monde dévitalisé, cette terre avait gardé des qualités. Des insectes cavernicoles l’habitaient, lui permettant de respirer, de vivre.
– Qu’est-ce qu’ils font,
comment vont-ils les réutiliser ?
– Viens, on va aller voir dans
la cabane.
La
cabane protégeait une entrée souterraine. On voyait le tube
d’extraction de la terre plonger dans le sol. Ils entamèrent la
descente. Très vite, ils arrivèrent dans une sorte de grotte. D’un
côté, une exploitation agricole qui utilisait la terre arable de
surface, de l’autre, des maisons taillées à même la grotte.
L’énergie apportée par le moteur extérieur alimentait d’autres
petites machines relais qui la redistribuaient. Le site était
éclairé par des lampes d’une extrême luminosité. Sur le côté,
tournait une pompe qui ramenait de l’eau dans un réservoir
alimentant les habitats. Cette nappe phréatique n’avait donc pas
été polluée ? Ou avaient-ils su la dépolluer ? Un autre
bassin récoltait les eaux usées qui étaient traitées par des
plantes. La grotte ne favorisant pas l’évaporation, un tuyau
évacuait l’eau améliorée vers un système d’épuration final,
puis vers des citernes.
Un
chat se mit subitement à miauler en faisant la crête. Un chien
sortit d’une habitation et lui demanda ce qu’il avait vu. Le chat
miaula de plus belle et le chien se mit à hurler dans leur
direction.
– Les animaux, eux, nous
perçoivent…Heureusement que les hommes ne les croient jamais… !
Un
homme sortit.
– Le Professeur !
s’écria le Prince. Mon père l’avait nommé
Directeur
Scientifique du Palais avant de mourir.
– Il a su employer ses talents,
visiblement….
– On trouvait qu’il était un
peu fou, avec des idées bizarres. La plupart des courtisans le
fuyaient.
– Ils ont eu tort !
Une
femme sortit à son tour.
– Richard, que se
passe-t-il ?
– Apparemment rien, Irina !
C’est pourtant bizarre…Rentre.
Elle
rentra. Il prit la direction d’une maison au bout de la rangée.
– C’était ma nounou ! cria le
Prince subitement joyeux.
– Eh bien, vois-tu, elle a fait
le bon choix : la voilà protégée.
– Mais elle aussi, elle doit lui
apporter sa protection, elle connaît tellement de choses, elle sait
tout faire…
– Entrons dans cette maison…
L’intérieur
était sobre mais aussi éclairé. Un engin silencieux diffusait un
air agréable. Il ne faisait pas froid. Un berceau abritait un enfant
endormi à l’air bienheureux. Des aliments cuisaient dans une drôle
de machine transparente. Une jeune femme entra.
« Remplace-moi
ce matin, je serai de retour vers midi. »
Elle
sortit.
L’étoile
et le Prince la suivirent. Elle pénétra dans un autre endroit qui
descendait encore. Stupéfaits, ils découvrirent un atelier de
filage et de couture où s’affairaient des hommes et des femmes
attentifs. À côté, s’étendait une sorte de petite entreprise de
culture et de traitement de végétaux destinés à produire des
fibres. Ensuite ils passèrent par une salle de stock. Rien n’avait
été laissé au hasard. Ils avaient récupéré tous les pneus des
avions qui attendaient d’être traités à l’espace matériaux.
Ils en faisaient des sortes de boîtes, des chaussures… Là
s’entreposait ce qu’ils ramenaient de leurs visites régulières
à l’aéroport. Une communauté quasiment autarcique. Mais surtout,
c’était un vrai hameau souterrain, d’une beauté qui coupait le
souffle, et qui devait rendre cet endroit vivable. On aurait presque
dit un village Dogon.
– Comment va la
vie, ce matin ?
Richard
serra la main à un homme aux cheveux très blancs.
– Mais, c’est
notre médecin ! s’écria l’enfant. Incroyable, il a abandonné le Palais, lui
aussi !
Le
vieil homme sourit.
– La vie va bien.
Quand j’y pense : s’ils nous avaient écoutés ! Qui
sait ce qu’ils sont devenus ?
– Et le malade qui a été
ramené de la dernière expédition ?
– Il se croit dans une autre
vie…mais ce n’est pas grave. Pour l’instant, on ne lui dit
rien. On veut surtout qu’il guérisse. Il semble même ne plus
savoir qui il est…
– On le soignera. Ça reviendra.
Pas de contagion possible, j’espère ?
- Non, il faut le dé-toxifier entièrement. Il a pris tellement de pollution, intérieur-extérieur, que cela va être long. Il ne faut craindre que pour lui-même. Nous avons fait des traitements par ondes magnétiques pour entraîner sa pollution interne au même endroit et pouvoir traiter plus facilement. Cela donne sur le moment des sortes d'anthrax assez impressionnants. Mais bon, tout est sous pansements. Lui ne voit rien. On a tout draîné vers le haut de la fesse droite, sous le rein. Et grâce aux ondes, il ne souffre pas. Il demande qu'on le libère, mais ce n'est pas possible. On lui fait croire qu'il a un cancer. Comme ça nous sommes tranquilles. ils n'y connaissent rien ! Heureusement.
– Quel âge a-t-il ?
– Environ 35…
– C’est parfait. Ça fera une
intelligence et des bras en plus si nous savons lui expliquer la
situation.
– Je crois qu’il nous sera
reconnaissant d’être en vie. Au fait : on a dévalisé toutes
les réserves pharmaceutiques de Roissy et des usines des environs.
Il n’y aura bientôt plus de pansements ou de matière pour en
fabriquer.
– Tu les as jetés, les
pansements sales ?
– Oui, enfin…non ! Pas
exactement. Je les ai fait laver dans de l’eau dynamisée informée,
après les avoir passés sous les ondes. Avec un coup de fer, on
pourra encore les utiliser. Mais bien sûr on fera les analyses
préalables !
– Il va quand même falloir
qu’on cherche une technique de remplacement, en termes de supports.
Nos tissages sont loin d’être assez fins, et nous n’avons pas
encore de technique d’enduction d’adhésifs.
– Ça ne presse pas : ici,
il n’y a que les malades que l’on ramène. Très peu en somme. La
plupart des hommes qui cherchent des solutions de vie près de
l’aéroport sont déjà très contaminés par la ville. Ils ne
résistent pas, la plupart n’avaient pas de masques. Avec
l’analyseur de vitalité, on sait si on peut les sauver ou non. On
ne ramène que ceux que nous pouvons soigner.
Le Prince horrifié ne put s’empêcher de réagir :
– Ils en sont à la présélection
des malades ! C’est terrible. Ils ne leurs laissent aucune
chance ! C’est injuste.
– Bienvenue dans la réalité !
Il ne doit y avoir aucune dépense de trop dans les dispositifs de
survie…
– Quel
monde terrible !
– Mais c’est
celui que vous avez construit, toi et les tiens…
– Arrête, c’est pas drôle.
Je n’ai rien construit du tout !
L’adolescent apparut en haut des escaliers.
– Hello !
Comment va notre jardinier préféré ?
– Bien, et surtout content de
voir qu’on ne manquera de rien.
– Dans quelques jours, lui dit
le médecin, il faudra que tu nous aides. On t’a récupéré un
futur copain à l’aéroport. On le soigne à l’infirmerie, mais
bientôt il faudra lui rendre visite. Peu à peu, il faudra lui
expliquer le futur de la planète et la vie ici.
– Bon, ça va, on
en a assez vu, dit l’étoile. Tu vois, toutes les innovations
scientifiques décalées ont trouvé leur utilisation. Ça fait
plaisir…
– Attends un peu ! Ils
n’ont pas expliqué, je n’ai rien compris…
– Ils n’expliqueront pas.
Filons…et de toutes les façons pour les innovations scientifiques,
tu vas être servi, je te le promets.
La suite....Chapitre III, la semaine prochaine....
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